Jean Michel Vives : La voix sur le divan
Un peu à la manière d’un membre fantôme, celui dont les amputés ont l’illusion, la voix est à la fois le plus diaphane et le plus incarné des marqueurs qui nous identifient les uns et les autres. Selon l’expression usuelle, elle « trahit » notre état intérieur, et elle est pour ainsi dire le prolongement immatériel de l’âme ; on ne devrait pas croire sur parole, disait Nietzsche, mais sur le ton. La langue allemande sait bien le dire, elle qui associe la « Stimme », la voix, à la « Stimmung », la disposition, ou la tonalité affective. Et comme le relève Jean-Michel Vives, la « Stimmung » désigne aussi une aptitude à s’accorder avec les autres, elle place d’emblée la voix dans l’élément de la relation à autrui. On le sait, le ton de la persuasion n’est pas celui de l’emportement. « Le style vocal, disait le linguiste et phonéticien Ivan Fonagy, est un message secondaire engendré à l’aide d’un système de communication pré-verbale et intégré au message linguistique » ce que Mac Luhan résumait dans sa célèbre formule: « le message, c’est le massage », autrement dit le medium, et la voix quand il s’agit de la parole.
Psychanalyste, Jean-Michel Vives remarque que ses confrères ont peu abordé la question de la voix, à l’exception notable de quelques uns, dont Michel Poizat, qui a lui aussi parlé de l’opéra, et Marie-France Castarède, dont le dernier livre, « Chantons en cœur », est paru récemment aux Belles Lettres. Mais sur le medium essentiel de la cure psychanalytique, rien… ce qui ne laisse pas d’étonner, et illustre un phénomène dont nous pouvons tous faire l’expérience : d’une certaine manière, la voix, le support organique de la communication, disparaît derrière la parole, le contenu de signification. Si dans un premier temps nous pouvons être sensibles à un timbre, à une intonation ou un accent, très vite le sens prend le dessus, même si la dimension charnelle ne disparaît pas complètement puisque nous reconnaissons les voix et que nous les identifions. Lorsque nous attachons notre attention à une particularité de la voix, un tic ou un grain, nous suivons alors une autre ligne et prenons le risque de perdre celle du sens. Lacan évoque dans le séminaire sur les psychoses l’exemple de la langue des signes que pratiquent les sourds-muets : s’il est fasciné par les jolies mains de son interlocuteur, le sourd-muet n’enregistrera pas le discours qu’elles lui transmettent.
Lacan, qui savait si bien se servir de sa voix, est l’auteur du concept de « pulsion invocante », qui définit la voix comme un objet, au même titre que le regard, ou chez Freud le sein ou le phallus, soit en quelque sorte une chose qui mène sa vie, presque à notre insu. Mais à la différence du regard, « alors que « se faire voir » – dit-il – s’indique d’une flèche qui vraiment revient vers le sujet, « se faire entendre » va vers l’autre. ». C’est la différence entre la pulsion scopique et la pulsion invocante. Et l’on sait bien que ceux qui s’écoutent parler manquent leur cible. C’est sans doute aussi du fait de son lien étroit au signifiant et à la parole que la voix prendra chez Lacan une place particulière dans le champ des pulsions. Mais finalement il ne développera guère ce point de vue et le livre de Jean-Michel Vives se présente aussi comme une tentative d’élucidation de la notion de « pulsion invocante » dans un domaine qui semble particulièrement fécond, celui du chant.
L’importance de la voix dans les premiers moments de la vie n’avait pas échappé à Freud, qui faisait du cri du nouveau-né la première expression de la douleur d’être séparé. Mais à ce stade, la voix est d’abord celle de la mère, qui donne au babil de l’enfant un statut d’appel et le constitue comme sujet à travers la réponse. C’est pourquoi le sujet n’est pas seulement le producteur de la voix, il en est également le produit. On songe ici aux belles pages du philosophe Jean-Louis Chrétien, dans L’appel et la réponse, sur « la voix qui donne voix » et la promesse qu’elle contient. « Nous ne parlons qu’appelés », dit-il, et citant Joseph Joubert : « Il faut qu’il y ait plusieurs voix ensemble dans une voix pour qu’elle soit belle ».
Ce qui donne à la voix son caractère pulsionnel, c’est cette projection hors de nous-mêmes, la perte dont elle ouvre le risque et selon la définition lacanienne de la pulsion, ce dont le sujet s’est séparé comme organe, pour se constituer. C’est là que réside la tension entre le substrat corporel de la voix comme organe et la communication verbale qui la prolonge dans l’élément du sens et du social. Mais lorsque la voix rompt les amarres de la signification, qu’elle bascule dans le cri, dans la vocalise ou la plainte, comme dans les arias d’opéra, ce qui touche ou vient mordre (Platon, dans La République, sur le thrène, chant de deuil) la sensibilité de celui qui écoute, c’est la dimension corporelle, celle qui est aussi davantage « du côté de la tension et de l’angoisse que du côté de la beauté et de l’apaisement ». Il suffit pour s’en convaincre d’analyser avec l’auteur ce qui se passe quand la chanteuse d’opéra fait un « couac ». Tant qu’elle réussit son air, « sa voix nous fait entendre la lumineuse voix de l’Autre, qui n’est pas alors un Autre persécuteur mais un Autre bienveillant à l’égard du sujet qui se fait tout ouïe. Mais gare à elle si elle vient à rater sa performance, l’insupportable du ratage transforme alors l’auditeur en persécuteur ». A notre modeste niveau, Dieu nous préserve des couacs
Jacques Munier
Revue Communications N°90 Dossier Les bruits de la ville (Seuil)
Coordonné par Anthony Pecqueux
Avec
Danièle Alexandre-Bidon : A cor et à cri, la communication marchande dans la ville médiévale. Les gens de métiers, médecins charpentiers ou marchands ambulants, assuraient leur publicité en criant leurs mérites
Les taverniers engageaient même des crieurs pour annoncer le prix et la qualité de leur vin
Et
Olivier Balaÿ
Stridences et chuchotements : la symphonie des machines et des portes au XIXème siècle
Philippe Woloszyn
Du paysage sonore aux sonotopes
Agnès Levitte
Intrigues de piétons ordinaires
Véronique Jaworski
Le bruit et le droit
Paul-Louis Colon
Ecouter le bruit, faire entendre la gêne
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Faire la sourde oreille. Sociologie d’un conflit politique autour du bruit en ville
Philippe Le Guern
L’oreille cassée. Sur la construction administrative et technique du bruit urbain
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Petite archéologie de la notion d’ambiance
Antoine Hennion
La gare en action. Hautes turbulences et attentions basses
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Les affordances des événements : des sons aux événements urbains